Maître Nicole Chabrux

Avocat au Barreau de Paris

Avocat spécialisé dans l'indemnisation du dommage corporel, préjudice corporel de victime d'accident de la circulation, d'accident de la route, de victime d'accident de la vie et de victime d'agression et de violence.

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Préjudices Dommages

 

L’expert judiciaire dans la réparation du dommage corporel des accidentés de la route

 

LE BUSINESS DE L’EXPERTISE JUDICIAIRE EN MATIERE DE DOMMAGES CORPORELS

 

Article Gazette du palais 5 janvier 2016  n° 1de Maître Chabrux 

L’auteur dénonce la tendance actuelle de la professionnalisation de l’expertise judiciaire, qui irait à l’encontre des pouvoirs souverains du juge et des principes d’indépendance et d’impartialité constituant le procès civil. 

 

 

Conscients que l’expertise judiciaire est un véritable marché, l’idée de sa professionnalisation se fait jour. Certains experts n’ont d’ailleurs pas attendu et en ont déjà fait un véritable business.

Pourquoi cette idée a-t-elle germé dans l’esprit de certains experts et pourquoi cette professionnalisation est-elle à bannir ?

Le recours systématique à une mesure d’instruction          

La preuve du dommage corporel constituant un préalable à toute réparation, la recherche d’une vérité médicale est nécessaire afin de pouvoir déterminer l’obligation juridique d’indemnisation qui en découle. Aujourd’hui, même si la victime qui demande réparation fournit au juge des documents médicaux attestant de la réalité des dommages, le juge confie systématiquement à un technicien (médecin) une mission à la fois pour l’informer et pour donner un caractère contradictoire à la recherche de la vérité médicale

D’où l’importance donnée à l’expert judiciaire dans le processus indemnitaire qui génère chez certains le sentiment d’être indispensable.

 Une augmentation du contentieux

Outre les accidents de la circulation, on constate une augmentation des accidents liée à la pratique d’activités sportives de plus en plus nombreuses et dangereuses pratiquées par un nombre croissant d’adeptes, et parallèlement un développement des contrats d’assurance de personne (contrats Garantie accident de la vie privée).

On assiste également à une augmentation notable du contentieux de l’indemnisation du dommage corporel (relative toutefois puisque 98 % des dossiers font l’objet d’une transaction) du fait de la prise de conscience des victimes que leurs intérêts personnels et ceux des assureurs sont divergents, du fait également du nombre croissant d’avocats spécialisés en matière d’indemnisation du dommage corporel qui n’hésitent plus à saisir les tribunaux face à une absence d’offre ou d’offres d’indemnités incomplètes et/ou a minima

Le recours à l’expertise est donc de plus en plus fréquent et le besoin d’experts croissant.

Des missions d’expertise dont le contenu ne cesse de s’étendre et qui ont pour effet pernicieux une véritable délégation inconsciente de la fonction de juger

Pour aborder ce point, il faut évoquer la nomenclature Dintilhac qui a listé et mis en lumière des préjudices indemnisables qui, jusqu’alors, n’étaient pas toujours pris en considération, avec en regard une définition du contenu de chacun de ces postes de préjudices.

Le juge, de par le contenu des missions qu’il confie à l’expert, délègue consciemment ou non, partie de son domaine réservé, l’expert étant sollicité pour donner son avis sur ce qui ne relève pas de la seule compétence médicale, empiétant ainsi insidieusement sur ce qui relève de la compétence du juge. Il en résulte une véritable délégation inconsciente de la fonction de juger. L’évaluation des besoins en tierce personne et les répercussions des séquelles sur le plan professionnel sont un exemple flagrant de cette dérive.

Quels sont les experts qui prennent le soin, afin d’éclairer le juge, de détailler précisément quels sont les actes au quotidien que la victime ne peut plus réaliser seule, les conséquences du handicap dans la vie en société au regard notamment de la définition du handicap issue de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ?

On constate ainsi qu’un nombre croissant d’experts fixent, sans aucune motivation et donc arbitrairement, un nombre d’heures d’aide auquel la victime a droit. Chiffrage que les juges, peu ouverts aux critiques, entérinent quasi systématiquement.

On assiste d’ailleurs à une banalisation, voire une barémisation choquante du nombre d’heures de tierce personne alloué par des experts judiciaires particulièrement frileux sur le nombre d’heures estimé. Combien de fois n’entend-on pas en expertise, l’expert déclarer « pour un paraplégique, on donne normalement 3 à 4 heures de tierce personne par jour, alors vous comprenez que pour votre client qui n’est amputé que d’une jambe, même si l’appareillage est très loin d’être satisfaisant, je ne peux accorder autant » !!

Même constat concernant l’impact des séquelles dans la vie professionnelle. C’est l’expert qui décide si telle ou telle victime est capable ou non de reprendre totalement ou partiellement son activité professionnelle (tiers temps, trois quart temps…), sans même se donner la peine de dresser un bilan descriptif de l’impact des séquelles en regard de la spécificité du métier, des tâches professionnelles que doit accomplir la victime et des conditions d’exercice.

Un exemple récent : l’expert désigné dans le cadre d’un accident de la circulation indiquait dans ses conclusions que la victime aurait pu reprendre son métier d’artisan charpentier avec toutefois des restrictions nécessitant de se faire aider et d’acquérir différents matériels (la victime ne pouvait lever les bras en l’air) et précisait même la date à laquelle, selon lui, cette victime aurait donc pu reprendre son travail.

Sans répondre aux arguments de la victime, le magistrat a suivi à la lettre les conclusions pourtant aberrantes de cet expert en indemnisant la victime d’une perte de revenu de la date de l’accident jusqu’à la date retenue par ce dernier, alors que pour retrouver un niveau de revenu identique à celui qui était le sien avant l’accident la victime aurait dû embaucher et acheter du matériel. L’on se demande bien avec quels revenus dès lors que la victime, du fait de l’accident, avait perdu toute sa clientèle, de sorte que la reprise d’activité antérieure était au cas d’espèce totalement illusoire.

Ce genre d’appréciation portée par un expert, qui relève pourtant de la seule appréciation du juge ne choque pas ces derniers, bien au contraire, la situation leur semble confortable, n’ayant plus qu’à monétiser l’avis de l’expert.

Il n’est donc pas étonnant d’assister à un empiètement croissant du pouvoir des experts sur l’impérium du juge, l’indemnisation de la victime ne dépendant plus désormais du juge mais de l’expert qui sera désigné.

Un désengagement progressif des magistrats en cette matière

Le caractère systématique du recours à l’expertise, des missions au contenu de plus en plus large qui ne relèvent pas « que » du médical, empiètent sur la fonction de juger pourtant dévolue aux seuls magistrats dans l’exercice de leur « pouvoir souverain ».

L’on constate ainsi dans la pratique qu’il y a très peu de place à la critique, puisque la majorité des décisions entérinent de façon quasi-automatique les conclusions des experts.

Cette démission du pouvoir judiciaire conforte d’autant plus les experts dans leur conviction de détenir « La » vérité scientifique que de nombreux rapports d’expertise ne comportent aucune explication, aucun raisonnement logique permettant au juge de vérifier le bien-fondé de leurs avis, le technicien ayant, par nature, toujours raison et se permet ainsi d’affirmer sans démontrer.

Pourquoi donc une telle passivité de la part de nombreux magistrats avec une sacralisation du rapport d’expertise ? Serait-ce un sentiment d’incompétence face à une matière technique, par manque de temps, d’esprit critique, d’intérêt pour la matière, pour éviter d’ordonner de nouvelles mesures d’instructions ce qui aurait pour effet d’allonger les délais de procédure, par manque de courage, ou tout simplement par facilité ?

Cette situation déplorée par les avocats spécialisés est également dénoncée par de nombreux juristes et par les magistrats eux-mêmes qui tirent la sonnette d’alarme (J. Guigue, « Rendre au juge sa place en matière d’expertise » : Gaz. Pal. 30 juill. 2015, p. 5, n°235h4).

Un sentiment de toute puissance

Un constat : cette implication insuffisante des juges et l’importance grandissante des experts dans le processus indemnitaire génère chez nombre de ces derniers un sentiment de toute puissance que certains tirent déjà du titre « d’expert », qu’ils mettent en évidence sur leur papier en-tête alors même qu’ils ne sont ou ne devraient être que des collaborateurs occasionnels au service de la justice.

Certains experts se sentent investis d’une totale liberté, sinon d’impunité, qu’ils n’hésitent pas à prendre tantôt la casquette de médecin conseil d’assureur tantôt celle d’expert judiciaire sans même juger utile d’en informer les instances idoines, ni le tribunal qui les désigne, ni bien évidemment les victimes.

Ainsi, alors même que le juge en charge du contrôle des expertises est informé par le conseil de la victime que l’expert désigné officie régulièrement pour différentes compagnies d’assurances, la demande en changement d’expert est rejetée, l’expert n’y voyant aucun conflit d’intérêt arguant qu’au cas particulier, il n’était pas le médecin conseil habituel de l’assureur partie au procès dans lequel il a été désigné.

Selon certains magistrats, le simple fait que l’expert soit un technicien suffit à asseoir outre sa compétence, son indépendance, son impartialité et peu importe qu’il tire tout ou partie de ses revenus de son activité de médecin conseil d’assureurs ! Au diable le respect de la déontologie par l’expert, il est ainsi exigé plus de vertus au juge qu’à l’expert !

Tous ceux qui connaissent cette matière savent bien que ce mélange des genres est totalement incompatible avec leurs devoirs d’indépendance et d’impartialité.

Les médecins conseils d’assureur sont formés par les assureurs qui n’hésitent pas dans certains cas à leur donner des consignes. Le titre même de « médecin conseil d’assureur » est révélateur de sa mission, consistant avant tout à défendre les intérêts de son mandant, et donc nécessairement à minorer les postes de préjudice de la victime.

Qui peut raisonnablement croire que celui qui tire tout ou partie de ses revenus de l’activité de « médecin conseil d’assureur » a l’esprit libre et aborde avec conscience, objectivité et impartialité la mission qui lui est confiée par un juge ?

L’activité régulière de médecin conseil d’assureur est de nature à générer des conflits d’intérêts entre l’activité privée et l’activité au service des missions d’expertise.

Dès lors que les intérêts des assureurs et des victimes sont totalement divergents, il faut se garder du mélange des genres, le soupçon n’a pas sa place. Il en va de la crédibilité de la justice.

Ce conflit d’intérêts évident est largement dénoncé depuis des années par de très nombreux auteurs, professeurs de droit, magistrats, avocats et tout dernièrement encore par notre confrère Nicolas Gemsa et par la vice-présidente de l’ANAMEVA, Jacqueline Rossant (N. Gemsa et J. Rossant, « Le conflit d’intérêts dans l’expertise médico-légale » : Gaz. Pal. 6 juin 2014, p. 41, n°182b0).

Il faut dire que la Cour de cassation ne contrôle pas les qualités du postulant à l’inscription sur les listes d’experts, se contentant d’une analyse a minima des manquements graves.

Ainsi pouvait-on lire dans un arrêt rendu en 2008 : « n’est pas justifié le refus d’inscription par l’assemblée des magistrats du siège pour le seul motif qu’un expert a réalisé des expertises pour le compte de sociétés d’assurance » (Cass 2e civ, 22 mai 2008 n° 08-10314 : Bull. civ. II, n° 122 :  D. 2008, p.2635, note L. Morlet-Haïdara).

MAIS qu’en est-il lorsque l’expert inscrit réalise de façon habituelle de telles expertises pour le compte de sociétés d’assurance ?

La revendication de la professionnalisation de l’expertise judiciaire

Face à ces constats, de nombreux experts ont compris qu’il y avait là un « Marché de l’expertise judiciaire » très attractif en termes de revenus, et sans commune mesure avec les responsabilités engendrées par l’exercice plein et entier de la médecine.

Certains n’ont pas attendu et en ont déjà fait un véritable business : il y a quelques mois, devant le juge en charge du contrôle des expertises, l’expert, dont le remplacement était sollicité par la victime au profit d’un expert relevant d’une spécialité particulière, s’est présenté devant le juge afin de voir sa désignation maintenue et n’a pas hésité, comme gage d’une compétence avérée et large, à revendiquer 600 expertises judiciaires par an !

Il s’avère que cet expert n’exerce - depuis son inscription sur les listes en 1985, soit depuis 30 ans - ni la chirurgie, ni l’activité de médecin, mais ayant, en pratique, fait de l’expertise judiciaire son « métier ». Il n’est pas certain que les magistrats qui le désignent fréquemment soient au fait de cette situation.

Cet expert ne pratique donc pas la médecine et est pourtant expert en barème du concours médical depuis trente ans !!! Au regard de la facturation appliquée sur une base moyenne de 2.200 € l’expertise, il parait en effet beaucoup plus rentable et confortable d’exercer le métier d’expert judiciaire en barème que d’exercer la médecine avec son cortège de responsabilités et ses contraintes financières (primes d’assurance en hausse constante et pouvoirs publics qui se désengagent au profit des mutuelles).

C’est la raison pour laquelle, sous couvert d’une meilleure formation des experts, certains avancent l’idée de la professionnalisation de cette activité.

La professionnalisation serait une nécessité sous prétexte que le technicien, pour bien remplir son office, doit connaître les principes de droit qui gouvernent l’expertise, la procédure et la déontologie afin d’éviter que les rapports ne soient rejetés, ce qui aurait pour conséquence d’engendrer un accroissement des coûts et des délais de procédure. Les rapports seraient mieux rédigés, plus complets, répondant davantage aux attentes des juges.

Tels sont les éléments justificatifs qui semblent être mis en avant par certains experts pour devenir des professionnels de l’expertise, disons plutôt des experts en barème.

Mais où est la médecine dans tout cela ?

Si la formation du médecin candidat à l’inscription sur les listes de la Cour de cassation et des cours d’appel nécessite une formation juridique préalable plus approfondie que celle actuellement exigée (principes directeurs du procès et règles de procédure applicables aux mesures d’instruction), elle ne saurait pour autant justifier d’en faire une profession à part entière.

Rappelons que les experts ont déjà deux outils à leur disposition :

·        La liste (non exhaustive) des préjudices émanant de la Commission Dintilhac (dite nomenclature Dintilhac) d’ailleurs reprise dans la plupart des missions qui leur sont confiées, l’expert n’ayant plus qu’à répondre point par point

·        Le Barème indicatif d’évaluation des taux d’incapacité en droit commun dit Barème du concours médical pour la détermination du déficit fonctionnel au soutien de leurs observations

Désignés pour leur compétence médicale, c’est leur expérience de médecin au quotidien qui permet d’éclairer le tribunal et c’est donc essentiellement à cette dernière qu’il faut s’attacher.

L’expertise ne peut donc être qu’accessoire à l’activité de médecin, sinon les médecins perdent leur compétence, car déconnectés des pratiques et avancées médicales, et perdent alors toute légitimité.

Les effets pervers de la professionnalisation

Outre l’absence de la pratique de la médecine au quotidien et la perte de compétence médicale, seule cause justificative de leur désignation, pointent les dangers de la routine qui, comme dans toutes professions, annihile les facultés de réflexion et tend vers une certaine systématisation ou banalisation dans l’approche des dossiers, voire à une totale déshumanisation faute d’une compétence objective (M. Girard, « La souffrance dans le paysage médical » : Gaz. Pal. 14 Fév. 2014, p. 13, n° 165v9) 

Mais ce qui est plus grave encore, c’est la perte totale d’indépendance et d’impartialité des experts puisque au final c’est le débiteur d’indemnité, c’est à dire l’assureur, qui assume intégralement la charge de leurs honoraires.

À cet égard, il n’est pas anodin de relever que les honoraires d’expert judiciaire augmentent de façon substantielle sans que les assureursn'y trouvent à redire, chacun y trouvanht son compte. La professionnalisation n’est d’ailleurs pas mal perçue par les assureurs qui voient là sans doute une occasion de mieux contrôler encore ceux qui, dans le processus indemnitaire, ont pris la main sur le juge.

La professionnalisation de l’expertise judiciaire étant la négation de tous les principes qui gouvernent le procès civil sur le respect de l’indépendance et de l’impartialité, l’encourager serait ouvrir la porte à l’incompétence médicale et aux dangers de la routine, elle est donc à bannir.

L’expertise judiciaire ne peut et ne doit être qu’accessoire à l’activité principale de médecin et le juge doit retrouver sa véritable mission comme seul rempart contre l’arbitraire. 

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